Des échanges retranscrits par Elisa, bénévole au Poisson sans bicyclette, en décembre 2024
Introduction
Dans le cadre des cycles de discussion Blablaclasses sur le travail et le capitalisme, le jeudi 7 mai 2024, Le poisson sans bicyclette et les participant.e.s de l’atelier ont rencontré Klou, autrice de Bagarre érotique, autour du thème “Travail du sexe, féminisme et capitalisme : enjeux politiques et militants”.
L’atelier était composé de temps d’échange entre participant.e.s, d’une interview et d’un temps de questions ouvertes avec Klou.
Le poisson sans bicyclette : Klou est l’autrice du livre dont vous venez de lire des extraits. Pour commencer, est-ce que tu pourrais juste te présenter ?
Klou : Je m’appelle Klou et je suis travailleuse du sexe depuis 6 ou 7 ans maintenant. Je suis aussi artiste.
Le poisson sans bicyclette : Comme tu as pu l’entendre, le poisson sans bicyclette est une association qui lutte contre le patriarcat et tous les rapports de domination. Dans le cadre des Blablaclasses, on voulait te poser une question à ce sujet. Est-ce que tu peux nous raconter comment le patriarcat et le capitalisme ont influencé ton histoire et ton corps ?
Klou : Quand j’étais petite fille, j’étais un peu une enfant “weird”1 et rejetée pour des trucs dont je n’avais pas encore conscience mais qui étaient des enjeux de classes et des enjeux patriarcaux. Je ne correspondais pas à plein d’injonctions sociales. Quand on est socialisée comme une meuf, on apprend que notre valorisation passe par notre corps et notre beauté. J’avais beaucoup intériorisé ce truc-là. A partir du moment où mon corps a commencé à changer après la puberté, soit après mes 15/16 ans, j’avais besoin d’être validée par les hommes cis. Du coup, j’ai fait pas mal de sexe assez déconnecté de mes émotions. J’avais juste besoin d’être désirée et validée. Pour moi, ça passait par là. Pendant longtemps, ça m’a fait passer à côté de ma “queerness” et de mon orientation sexuelle. J’ai mis du temps à me rendre compte que je ne désirais pas tant que ça les hommes et que j’avais surtout besoin qu’ils me désirent. J’ai continué à grandir, à évoluer et à devenir plus adulte mais j’ai toujours gardé un rapport aux hommes et à la sexualité assez compliqué. Et, j’étais en même temps dans une situation de précarité. Comme j’avais déjà une sexualité qui était assez libre et qui pouvait être déconnectée de mes sentiments, je me suis demandée assez vite “pourquoi ne pas faire de la sexualité avec un mec et puis lui demander du fric ?” Finalement, ça m’a permis de sortir de mes galères financières, de pouvoir retourner ce besoin d’être validé par les hommes en reprenant le pouvoir et, finalement, de questionner mes propres désirs. En devenant TDS2, je pense que j’ai découvert que j’étais queer.
Les stigmas sur le TDS : impact sur la vie personnelle et difficultés dans le métier
Le poisson sans bicyclette : C’est chouette que ton livre parle un peu du quotidien des travailleuses et travailleurs du sexe. Avec Bagarre érotique, tu montres que le travail du sexe est un métier comme un autre avec ses problèmes, ses avantages et ses désavantages. Pourtant le travail du sexe n’est pas reconnu par la société comme un travail à part entière. Comment est-ce que ça impacte le quotidien des travailleuses et travailleurs ?
Klou : Au moment où j’ai écrit la BD, c’était pas encore décriminalisé en Belgique. Maintenant, ça l’est. Donc, en Belgique, c’est considéré comme un job. Pour l’instant, on ne peut qu’être dans la catégorie “indépendante et indépendant”. Mais, ce n’est pas décriminalisé partout. Je bosse aussi en France et ce ne sont pas les mêmes lois. Je ne pense pas que je suis la plus impactée parce que je suis quand même assez privilégiée dans le travail comme je ne travaille pas dans la rue mais via des annonces sur internet.
Le poisson sans bicyclette : Et qu’en est-il de l’accès au logement, l’accès au crédit, l’accès à tous les services auxquels les autres ont le droit ?
Klou : Pendant longtemps, quand j’étais escort sans être déclarée, je n’avais pas de mutuelle ni de droit au chômage. Je ne pouvais pas me mettre en arrêt maladie si je me cassais un bras. Je ne pouvais juste plus travailler et c’était la merde. Le Covid, ça a été compliqué. Et il y a plein d’autres choses comme ça qui faisaient que les TDS n’avaient pas les mêmes droits que les autres travailleuses et travailleurs. Concernant les services bancaires et l’accès au logement, les TDS exercent parfois leur métier de façon plus ou moins déclaré sans révéler à leur banque et à leur propriétaire la nature exacte de leur profession. En fait, les propriétaires préfèrent éviter de louer à des TDS.
Pour d’autres TDS qui sont dans des positions plus précaires, iels sont souvent obligé·es de se cacher ou de louer des endroits pour travailler car on ne veut pas rendre leur travail visible. Mais, c’est hyper cher de louer des vitrines. En fait, c’est compliqué d’exercer et ça rend le métier dangereux. Plus on est caché, plus c’est dangereux. Comme on n’a pas de lieu safe, s’il arrive quelque chose pendant la passe3, on ne peut pas se plaindre. Par exemple, une infirmière pour qui ça se passe mal au taf, elle va se plaindre et on va l’écouter. Pour nous, c’est différent. Les gens considèrent que c’est un peu de notre faute parce qu’on a choisi ce métier et qu’on prend des risques. Du coup, en cas de violence, on ne va pas trop nous écouter mais plutôt nous culpabiliser.
Le poisson sans bicyclette : Donc même si ce travail est décriminalisé, il est toujours stigmatisé et c’est toujours compliqué ?
Klou : Il y a tellement de raisons pour lesquelles on peut faire du travail sexe. Il y a plein de profils différents. Du coup, c’est important de se renseigner. Il y a des problématiques différentes selon la situation dans laquelle on est. Il y a un livre qui est sorti il y a un an qui s’appelle TDS : Témoignages de travailleuses et travailleurs du sexe de Tan4. C’est plusieurs interviews de plein de TDS. Ça permet de voir différents profils avec plein de questions différentes. Il y a une aussi étude hyper intéressante qui s’appelle “Yser”5. Ça parle du quartier Yser. Elle a été faite par Ana Desler et il en a découlé un film6. J’en ai aussi fait une BD de vulgarisation. Ça parle vraiment des TDS et de comment iels vivent.
Le poisson sans bicyclette : Est-ce que tu peux nous rappeler ce que disait la loi belge à propos du TDS avant 2022 et comment ça a influencé ta pratique ?
Klou : Avant la décriminalisation de 2022, c’était quand même légal de faire du travail du sexe mais il y avait des lois qui criminalisaient beaucoup de pratiques. On ne pouvait pas mettre de pub sur internet et on ne pouvait pas faire de racolage dans la rue. Et il y avait surtout des lois qui empêchaient les TDS de se solidariser entre iels et des lois sur le proxénétisme qui étaient abusives. Dès que les TDS donnaient de l’argent à leurs proches, leurs proches pouvaient être accusé·es de proxénétisme si iels utilisaient cet argent (réalisé en faisant du TDS). Iels pouvaient être considéré·es comme des proxénètes. La situation des TDS était légale mais il n’y avait pas vraiment de reconnaissance. On ne pouvait pas être puni·es parce qu’on le faisait mais, en même temps, on pouvait pas le déclarer. Je ne pouvait pas dire : “je suis indépendante et je suis travailleuse du sexe”. En général, les gens mentaient sur ce qu’iels faisaient et se déclaraient comme indépendant/indépendante en disant qu’iels faisaient une autre profession.Ce qui a changé avec la décrimilisation, c’est que maintenant on peut se déclarer comme indépendant/ indépendante en disant qu’on est travailleur·se du sexe. Mais le boulot n’est pas encore fini. Maintenant, il faut l’inscrire dans le cadre légal car, pour l’instant, on ne peut pas encore être salarié·e. On réfléchit encore à comment inscrire ça dans un cadre salarial. Même si, maintenant, on est enfin considéré·es comme des travailleur·ses, ce qui reste compliqué, c’est de se constituer en collectifs : ouvrir un bordel par exemple ou travailler pour un·e patron·ne. Mais en tout cas, maintenant, on peut se déclarer. Et comme tout le monde, pendant ses heures de travail, on cotise pour notre retraite, on peut avoir des arrêts maladie et une mutuelle…
Quand j’ai écrit la BD, j’étais un peu plus utopiste que maintenant. Par exemple, dans le cadre de la décriminalisation, je me disais qu’il fallait penser aux TDS qui n’ont pas de papiers, que décriminaliser le travail du sexe pourrait leur permettre d’obtenir un permis de séjour. Mais non, ça reste un métier ultra stigmatisé donc je pense que quand on n’a pas de papiers et qu’on travaille dans la rue, ça reste compliqué. Ça ne bouge pas tant que ça à ce niveau-là.
Le poisson sans bicyclette : Il faut en faire beaucoup pour que ça bouge au niveau des mentalités ?
Klou : C’est ça. C’est hyper emmêlé dans plein de luttes. S’il n’y a pas un gros travail sur la régularisation des personnes sans papiers et sur la transphobie, la décriminalisation ne sera pas d’une grande aide pour les TDS les plus précaires.
Le poisson sans bicyclette : Tu as commencé sur les sites de sugar dating. Sur ces sites-là, tu ne pouvais pas clairement parler de ce que tu étais en train de faire avec ta cliente ou ton client. Ça veut dire que tu ne pouvais parler ni des tarifs ni des conditions. Est-ce que tu peux nous expliquer un peu plus comment ça se passait ces échanges à demi-mot ?
Klou : Ouais, le sugar dating est un concept assez vicieux. Il y a pas mal de travailleurs et travailleuses du sexe qui ont commencé par là. Ça se passe sur des sites internet qui sont présentés comme des sites de rencontres pour hommes riches et jeunes femmes. Mais il est mentionné qu’on n’a pas le droit de discuter d’argent et d’avoir des échanges économiques alors que tout sur le site est prévu pour ça. J’ai commencé le TDS par ça. Il y a eu un scandale au moment où je me suis lancée. Il y a 6 ans, un camion s’était garé devant les facultés pour faire de la pub pour ces sites. Et c’était le moment où j’étais étudiante et je me suis dit : “oh mais très bonne idée ça”. Ça a marché sur moi et sur d’autres. Mais c’était hyper questionnant cette manière d’amener le sugar dating aux étudiant·es. Sur ces sites de rencontre, les hommes proposent de se voir dans un café et au moment de la recontre, ils offrent directement de l’argent pour un moment intime. Moi, j’ai eu de la chance, je suis tombée sur un gars qui m’a proposé un tarif qui était dans la norme. A cette époque, c’était environ 200 euros de l’heure. Il m’a proposé ça et moi j’ai dit oui. Mais, le problème de ces sites-là est qu’on ne peut jamais dire “Moi je travaille dans ces conditions-là, je fais ci et ça et pour tant d’argent, ça je ne fais pas et je ne travaille pas en dessous de ça”. Du coup, le pouvoir est quand même un peu dans les mains des clients qui disent “Moi je te donne ça, tu prends ou tu ne prends pas, et j’ai envie de ça”. Donc, j’ai fait ça un an, je pense, et puis j’ai arrêté parce que j’avais justement envie de pouvoir affirmer mes limites.
Public : A quel moment le client donne-t-il ses conditions ? Pendant l’échange en ligne ?
Klou : Non, justement c’est pas trop possible sur le site. Mais, il y a un langage un peu crypté. On te dit : “c’est quoi tes conditions?”. Tu réponds “j’ai besoin d’aide pour mes projets”. On sait qu’on parle d’argent mais on ne peut pas dire clairement le tarif. C’est ça qui est compliqué. Quand on se voit dans un café, là, concrètement, on parle d’argent.
Public : c’est pour ça que le pouvoir est du côté du client ?
Klou : Oui c’est ça ! C’est parce que c’est eux qui nous proposent le prix. On ne peut pas au préalable décider des conditions et du tarif. J’ai découvert après que dans le cadre du travail du sexe, il y a un cadre hyper clair. Je sais quels sont mes tarifs et les pratiques que je propose. Quand je suis passée à de l’escorting sur des sites plus classiques, c’était plus direct et il y a un truc plus clair avec un script : le gars va dire “ok quelles sont vos conditions ?” et moi je lui réponds “moi je fais ci et ça pour tant d’argent.” Et la personne dit oui ou non. Mais, c’est moi qui décide des conditions et de mes limites. Mais dans le sugar dating, c’est l’inverse. En général, les personnes qui commencent le sugar dating ne connaissent pas d’autres travailleurs ou travailleuses du sexe et sont donc souvent isolé.es. C’est généralement aussi des personnes plutôt jeunes. C’est un terrain où il peut y avoir des gros jeux de domination. Comme le travail du sexe est isolant et encore très stigmatisé, on ne peut pas se retrouver entre nous et s’informer mutuellement sur les tarifs du métiers par exemple. Quand tu commences et que tu es seule, c’est compliqué de connaître les règles du métier. Du coup les mecs en profitent vachement.
Le poisson sans bicyclette : Depuis la décriminalisation, est-ce que tu as l’impression que ça a un peu fait bouger les stigmas qu’on peut avoir sur la profession ?
Klou : Non pas trop. C’est une aide importante dans le cadre légal. Mais c’est clair que c’est pas parce que des lois disent “c’est pas bien d’être racistes” que le racisme disparaît. Du coup, ça change pas grand-chose sur le travail du sexe. J’ai l’impression que ce qui fait bouger les choses, c’est plutôt le fait qu’il y ait beaucoup d’espace créés par les militant·es pour le travail du sexe. Ces dix dernières années, c’est hyper visible : il y a plein de TDS qui prennent la parole. il y a plein de contenus qui sortent. C’est beaucoup plus les militant·es qui ont fait bouger les choses. Là, on commence à dire que c’est un job et les lois suivent grâce à ça.
Temps de question avec le public
Public : Est-ce qu’en raison de la stigmatisation, les TDS préfèrent généralement éviter de laisser des traces permettant aux institutions de savoir qu’iels exercent cette profession ?
Klou : Oui, quand tu te déclares travailleur·se du sexe, ça devient compliqué d’avoir un crédit ou de louer un appart. Je pense qu’il y a plein de gens qui ne loueront pas un appartement à une travailleur·ses du sexe parce qu’iels auront peur qu’il y ait des passes dans l’appartement. C’est la même chose pour la banque si tu as envie d’acheter. Il y a plein de problèmes qui ne sont pas mes problèmes actuels mais qui le seront peut-être dans 10 ans. Moi, même si j’écris sous pseudonyme, je suis quand même visible. Mais je pense que c’est un risque.
Public : Est ce que tu penses qu’on devrait mentionner les travailleurs et travailleuses du sexe dans les contenus pédagogiques pour enfants ou adolescents ?
Klou : Oui totalement ! Je ne sais pas comment il faudrait l’amener mais je pense que oui, c’est important d’en parler. ça serait bien qu’il y ait des livres pour enfants qui expliquent tous les métiers et ce serait cool que travailleur·se du sexe soit dedans. Ça peut se glisser dans le travail du care. On n’est pas obligé de parler de sexualité de manière crue aux enfants et aux adolescents. J’ai aussi mon BAFA et en France parfois je travaille dans des colonies de vacances. Par contre, dans ce cadre là, si je le dis aux enfants, les parents ne seront pas contents.
Poisson sans bicyclette : Ça pourrait être dans le cadre des cours d’éducation sexuelle par exemple ?
Klou : Oui complètement, d’ailleurs j’aimerais bien donner des cours d’éducation sexuelle aux adolescent·es.
Public : Penses-tu que les stigmas sont amplifiés pour les femmes travailleuses du sexe par rapport aux hommes qui exercent cette profession ? Ou crois-tu qu’ils vivent les mêmes stigmas uniquement liés à la sacralisation du corps ?
Klou : C’est plutot des mecs queer qui pratiquent le TDS donc ils subissent aussi beaucoup de stigmas, les mêmes que moi, voire peut-être pire. Je ne sais pas si on peut hiérarchiser ça. On est ensemble dans la galère. Et il y a très peu de mecs cis hétéro qui pratiquent ce travail. Je n’en connais pas et je n’en ai jamais rencontré en Apéripute7. Je pense qu’il y en a mais que c’est moins stigmatisé. C’est toujours plus valorisé un mec qui a une sexualité débordante. On va lui dire : “trop cool, tu baises plein de meufs et en plus t’es payé”. Et nous, on va encore être considérées comme des salopes. C’est quand même bien binaire. J’en parle dans un des chapitres de mon livre mais j’explique qu’il n’y a pas beaucoup d’hommes qui le font parce qu’il n’y a pas beaucoup de meufs qui vont voir des TDS en tant que cliente. Les femmes n’ont pas appris à s’écouter et à se dire “j’ai envie d’avoir juste de la sexualité pour moi sans me questionner sur les attentes de l’autre”. Elles n’imaginent pas se prendre un moment avec n’importe qui et payer pour ça. Sinon, elles seraient directement classées dans la catégorie “salope”.
Public : Quand tu parlais des sans papiers et du fait que ce serait plus facile de se faire régulariser si on a un travail, je me demandais s’il y avait des convergences de luttes. On a regardé un documentaire sur les livreurs Deliveroo et il y avait un chapitre sur les travailleurs sans papiers qui sont livreurs pour Deliveroo. Est-ce qu’il y a des convergences de luttes entre les TDS sans papiers, les livreur·ses sans papiers, le personnel de l’Horeca sans papiers ? Ou est-ce que TDS sans papiers représentent une catégorie qui reste isolée ?
Klou : Je ne sais pas trop mais je pense que la stigmatisation contre le TDS persiste. Je ne sais pas trop si les TDS sans papiers s’intégrent dans ces luttes.
Public : Est ce que tu connais des associations qui travaillent avec les TDS sans papiers suite à la décriminalisation en Belgique ?
Klou : Oui, il y a plusieurs associations à Bruxelles qui travaillent là-dessus. Moi, celle dont je suis la plus proche s’appelle UTSOPI. C’est une association qui a été créée par des TDS. C’est grâce aux militant·es d’UTSOPI notamment qu’il y a eu la décriminalisation. Iels sont très en lien avec toutes les TDS d’Yser et de gare du Nord : là bas, c’est beaucoup plus la population sans papiers et aussi des meufs trans… Il y a aussi l’association Alias qui travaille plutôt avec des mecs et des meufs trans. Et iels sont beaucoup plus proches du terrain. Je suis un peu plus déconnectée de ça. Une de mes meilleures copines travaillait à UTSOPI, elle faisait les maraudes. Il y a des situations tellement urgentes. C’est primordial de faire ça: de demander “comment tu vas?”, “qu’est-ce qui s’est passé hier?”, “est-ce que tu veux un café ?”. C’est vraiment violent à la gare du Nord.
Public : J’ai l’impression que la décriminalisation s’est faite à l’échelle fédérale mais que ça n’a pas forcément suivi à d’autres échelles, notamment au niveau des communes et notamment sur la commune de Bruxelles-Ville, avec des représentants politiques qui sont depuis longtemps très anti-TDS. J’imagine bien que sur le terrain, concrètement, ça ne va pas non plus beaucoup changer dans la mesure où tu peux toujours avoir une police violente, des pratiques institutionnelles de nettoyage des quartiers…
Décriminalisation du TDS et le pouvoir des collectifs militants
Poisson sans bicyclette : Tu as milité pour la décriminalisation, est-ce que tu peux nous expliquer pourquoi ?
Klou : Parce que je trouve ça important. Après, j’ai milité à mon échelle, artistiquement, mais je n’étais pas très impliquée dans les groupes de travail à ce sujet. C’est vraiment UTSOPI qui a surtout lutté pour ça. Moi, j’étais plutôt dans l’écriture de ma BD. Mais c’est important parce que ça a permis d’acter que le travail du sexe est un travail. Et avec cette reconnaissance, il y a l’accès à des droits qui sont essentiels. C’était une loi vraiment nécessaire. Personnellement, j’ai vraiment l’utopie de travailler en collectif et j’aimerais réussir à créer des espaces entre travailleurs et travailleuses du sexe, sans forcément être dans des systèmes de hiérarchie ou des systèmes patronnaux. Mais pour ça, il faut aussi que les lois soient avec nous parce qu’on ne peut pas ouvrir ce genre de lieux pour l’instant.
Poisson sans bicyclette : Il y a des interviews ou tu expliques que tu as mis un certain temps à avoir le déclic pour conscientiser la situation politique et sociale des TDS. Est-ce qu’il y a un élément en particulier qui t’a amenée à avoir ce déclic ? A penser aux droits sociaux que les TDS pourraient avoir et à voir ce qui n’était pas normal ?
Klou : Je ne sais pas si c’est vraiment un élément en particulier. Mais oui c’est sûr que les premières années, c’était juste un taf et c’était juste une manière de sortir de la galère et de faire de l’argent. J’avais besoin de beaucoup temps et je supporte très mal le travail salarié. C’était la meilleure solution pour moi, mais je l’ai pas du tout politisé au début. Et je n’en parlais pas autour de moi. Je ne me souviens plus trop dans quel ordre mais il y a eu deux choses. Il y a un moment où j’en ai eu ras-le-bol du TDS. Je devais économiser pour partir en voyage. Je me suis mise à faire beaucoup de travail du sexe et j’en ai eu vraiment marre. J’en ai parlé à des gens autour de moi mais qui n’étaient pas dans le TDS. Iels avaient envie de m’aider et iels m’écoutaient mais c’était difficile pour elleux de donner des conseils sans connaître la réalité du métier. Iels m’ont conseillé de rencontrer d’autres travailleurs et travailleuses du sexe. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré d’autres personnes qui faisaient le même job que moi. Un de mes déclic s’est fait en fréquentant d’autres TDS qui étaient fièr·es de leur métier, qui le faisaient depuis plus longtemps et qui étaient plus âgé·es. Du coup, j’ai eu accès à pas mal de contenu. Depuis longtemps, les travailleurs et travailleuses du sexe écrivent et créent du contenu. Comme c’est un contenu écrit par des minorités, c’est difficile d’y avoir accès. Donc, on m’a filé des livres et je les ai lus. C’était comme un genre d’héritage. J’étais fière d’appartenir à ce groupe. Finalement, on m’a donné les clés pour politiser mon existence. Avec tout cet argent, je suis partie en voyage. J’ai fait une pause du TDS pendant 6 mois. C’est là que j’ai commencé à écrire le livre. Je pouvais réfléchir en ayant moins la tête dans le guidon. En ayant un peu de recul, c’était plus simple.
Poisson sans bicyclette : tu parles justement dans le livre de ce moment-là où tu t’es entourée d’autres TDS et où tu as commencé à parler de ta réalité, plus uniquement avec tes potes, mais avec des personnes qui faisaient le même métier. J’entends que ça a pu t’apporter une fierté. De quelle autre manière est-ce bénéfique pour les TDS de s’organiser et de se retrouver ensemble ?
Klou : Il y a plein de raisons. D’abord, toute personne qui travaille a besoin de se rassembler avec ses collègues pour pouvoir parler de leur expérience : qu’est-ce qu’on vit ? Comment est-on opprimé·es ? Comment se rassemble-t-on ? Comment améliorer nos conditions de travail ? Le travail du sexe c’est l’une des seules professions où on n’a pas accès aux syndicats ou à des réunions entre collègues. Mais ces moments sont nécessaires pour plein de raisons : donner des conseils, s’entraider, donner des astuces pour se protéger, parler de nos réalités et se sentir compris·es. C’est quand même assez pratique la transmission de savoirs. Quand j’ai commencé, j’étais solo et il y avait plein de choses que je ne savais pas. J’aurais aimé avoir certains conseils. Quand j’ai rencontré d’autres TDS, iels me les ont donnés. Finalement, c’est de la formation un peu en autogestion. Quand c’est nécessaire, on se donne des coups de main. Quand il y en a une qui a une galère, on peut s’entraider parce qu’on comprend comment ça marche. Comme la société nous laisse un peu de côté, on est un peu obligé·es d’être entre nous et de créer des réseaux d’entraide forts. C’est vraiment ça : développer des réseaux de solidarité et de protection.
Le poisson sans bicyclette : Tu expliques que faire cette BD a été une manière pour toi de militer pour les droits des TDS. Est-ce que tes collègues ont d’autres manières de militer ?
Klou : Oui, il y a d’autres manières de le faire. Pour mon travail, je crois vraiment que la pédagogie et l’éducation sont des moyens de militer très important. C’est ma manière de faire, de passer par l’art et la vulgarisation. Ça me parle plus. Mais je crois beaucoup au collectif. Avec plusieurs TDS, on avait créé un collectif de soutien et d’action directe pour se regrouper. On faisait du collage parce que c’était le moment où il y avait beaucoup de collages féministes. Il y avait des mouvements transphobes et putophobes qui collaient. Pour répondre à ça, on avait créé des collages en mixité TDS. On faisait plein d’autres choses aussi : des performances pour être visibles dans les manifestations, des discours pour faire entendre la voix TDS dans les événements féministes où il y avait des prises de parole… Aujourd’hui, le collectif est moins actif car on fait toustes d’autres choses et c’est très dur de faire durer un collectif dans le temps. A Bruxelles, il y a UTSOPI qui est le plus gros syndicat des travailleurs et travailleuses du sexe. Il existe aussi des maraudes pour les TDS, c’est très important. On peut le faire bénévolement avec des associations. Personnellement, j’en ai fait en autogestion avec des copines en y allant avec des cafés et des biscuits. Dans mon réseau, il y a pas mal de TDS artistes donc on passe plutôt par des moyens artistiques pour militer. Parfois on essaie de faire un peu de social aussi mais on n’a pas toujours assez d’énergie, ça nous arrive d’être fatigué·es.
Le poisson sans bicyclette : A travers tout ça, ça vous arrive de créer du lien avec des TDS qui ont des réalités différentes de la votre, qui pratiquent dans d’autres conditions et qui font un autre type de travail du sexe que vous ?
Klou : c’est un peu compliqué justement. Quand on faisait des maraudes en autogestion, ça ne marchait pas très bien. C’est long de créer un lien de confiance. Quand on leur parle dans la rue, on les rend super visibles donc on peut leur faire perdre des clients. Enfin, on était un peu maladroits et maladroites sur ces questions. Les associations le font mieux parce qu’elles ont une régularité. A force d’y aller, le lien de confiance se crée. On proposait plutôt une aide épisodique en distribuant des préservatifs par exemple.
Le TDS : une faille dans le capitalisme ?
Le poisson sans bicyclette : Dans ton livre, tu fais beaucoup de liens entre TDS et capitalisme. C’est aussi le sujet de ce cycle de Blablaclasses. Pourquoi considères-tu le TDS comme une faille dans le système ?
Klou : Ca a été ma façon de me créer une faille dans le capitalisme car je n’arrive pas à me projeter dans un système où je donne tout mon temps à un patron et où j’use mon corps. Dans le TDS, on a cette image d’user nos corps mais, finalement, c’est le capitalisme qui use les corps. Le TDS n’est vraiment pas un endroit d’usure corporelle. Il y a des métiers qui sont beaucoup plus éreintants, où on est hyper mal payé et où on travaille énormément d’heures. Je n’avais pas envie de me retrouver à ces endroits. Dans ma famille, beaucoup de mes proches qui font des métiers comme femme de ménage font des burnout… Je voulais arrêter le cycle. Pour moi, le travail du sexe est hyper anticapitaliste parce qu’il me permet d’être riche en temps. Pour moi, on devient anticapitaliste en devenant riche en temps et pas forcément en argent. Je ne fais pas du travail du sexe pour avoir plein d’argent et m’enrichir. Ce n’est pas du tout mon but. C’est plutôt d’avoir assez d’argent pour pouvoir bien vivre. C’est un travail qui est payé entre 200 et 250€ de l’heure. Pour avoir de quoi manger et payer mon loyer, j’ai besoin de travailler en moyenne entre 5 à 6 heures par mois. C’est vraiment cool. On peut être hyper indépendant·e parce qu’on n’a pas de patron. On n’a personne à qui rendre des comptes. On travaille quand on veut, au moment qu’on veut et dans les conditions qu’on veut. En fait, il y a une espèce d’indépendance et de liberté totale sur sa manière de travailler qui, pour moi, est super anticapitaliste. En plus, c’est un peu une économie souterraine loin de l’économie classique : on prend l’argent directement aux personnes riches.
Le poisson sans bicyclette : Tu parlais de ce lien qui est difficile à faire avec les TDS qui pratiquent dans d’autres conditions et qui font un autre type de travail. Comment la classe sociale et l’origine sociale peuvent influencer la manière dont les TDS pratiquent leur profession et les conditions de travail dans lesquelles iels exercent ?
Klou : Plus on a de privilèges, plus on a de choix dans le monde du travail. Dans le monde du travail du sexe, un peu la même chose. Personnellement, j’ai choisi le travail du sexe parmi milles autres options que j’avais parce que j’ai fait des études, je parle français et je suis blanche. Il y a beaucoup de personnes qui n’ont pas ce choix. La notion du choix dans le travail sexe est compliquée. On ne parle plus trop d’être “pro-choix” dans le militantisme mais plutôt d’être pro-loi : on veut donner des droits à tout le monde. Sur la notion de choix, les privilèges jouent beaucoup. Ils jouent aussi sur les tarifs et services proposés. Moi, j’ai quand même un profil avec un corps très normé. J’ai accès à une clientèle très variée. Donc je peux facilement dire non à un client parce que je sais que je vais en retrouver un autre. Pour d’autres personnes, c’est plus compliqué de refuser car iels n’ont pas énormément de clients et iels ont besoin d’argent.
Le poisson sans bicyclette : Comment peut-on soutenir les TDS ?
Klou :
- Les visibiliser, par exemple en créant des événements comme celui-ci qui donnent la parole à des TDS. Et montrer que le féminisme n’est pas juste le féminisme bourgeois super blanc super cis et qu’il y a énormément de féminismes.
- Faire de la place dans les endroits féministes pour les voix des personnes qui sont minorisées : les TDS, les personnes trans, les personnes racisées… Nous faire de la place sans prendre la place pour nous.
- Donner de l’argent parce que il y a quand même beaucoup d’enjeux de précarité dans le travail du sexe.
- Aller aider les associations : faire du bénévolat et faire des maraudes.
- Essayer de déconstruire nos représentations même si c’est compliqué. Il faut se dire qu’il y a plein de choses qu’on a apprises et qui sont fausses.
- Ne pas oublier que le travail du sexe est pluriel. Là ce que je dis m’appartient mais il y a d’autres manières de faire du travail du sexe.
- Le travail du sexe est un enjeu qui mélange beaucoup de luttes. Pour aider les TDS, il faut aussi aider les sans-papiers, les personnes trans… C’est généralement ces populations qui font du travail du sexe. Il ne faut pas oublier les autres enjeux qui tournent autour du travail du sexe. Ce n’est pas juste une histoire de genre et de travail, il y a des convergences de lutte hyper complexes.
Temps de questions avec le public
Public : Aujourd’hui, j’ai compris qu’il y a des groupes féministes qui sont pas d’accord avec le travail du sexe. Iels ne voient pas ça comme quelque chose de bien. Quel est ton rapport à ce genre de positionnements ? Est-ce que ça te touche ou pas, le fait qu’iels voient le TDS comme une manière de donner son corps au capitalisme ?
Klou : ça ne me touche pas parce que je me suis bien renforcée sur ces questions. Je sais pourquoi je fais les choses. Je sais que je ne suis pas en train de remettre mon intégrité physique en question. Je suis quand même très solide à l’intérieur donc ça ne me touche pas vraiment. Puis, ça me rend triste d’une certaine manière parce que c’est dommage : c’est un dialogue qui est coupé et un manque de connaissance de la réalité. Je trouve trop dommage que ces féministes anti-TDS pensent que c’est le capitalisme et le patriarcat qui exploitent nos corps et qu’on va finir super traumatisé·es. Elles s’imaginent, elles, en train de faire ça et ça les traumatiserait parce qu’on n’est pas toustes pareil. Moi, il y a plein de choses qu’elles font qui pourraient me traumatiser. Pourtant, je ne suis pas en train de remettre en question leur existence. Je suis juste frustrée que le dialogue soit coupé et qu’il n’y ait pas de place pour l’empathie et la discussion, pour qu’on puisse leur expliquer notre réalité. Je veux juste pouvoir leur montrer que j’existe et que ça va. Ça me crée de la frustration parce que je pense qu’on pourrait se comprendre.
Poisson sans bicyclette : Le problème c’est que ces groupes de féministes anti-TDS sont souvent des organisations qui sont assez influentes. Elles font pas mal de lobbying, sur le TDS mais aussi sur d’autres choses comme la lutte contre la GPA. De temps en temps, on reçoit des mails dans lesquels elles nous proposent de soutenir leurs actions. On voit qu’elles s’organisent pour influencer. C’est elles qui ont les subsides et qui sont soutenues par les personnes puissantes. Et il y en a qui travaillent aussi sur le terrain. Je ne sais pas quels dégâts ces associations abolitionnistes doivent faire en refusant d’aider les TDS qui ne souhaitent pas arrêter leur activité. Elles n’aident pas tout le monde, elles font le tri…
Klou : Oui, c’est pareil en France, je crois. Il y a un loi qui offre des parcours de sortie de la prostitution et les personnes qui suivent ce parcours peuvent avoir accès à une aide financière (AFIS)8. Mais cette aide financière est plus basse que le RSA9. Et si iels recommencent le TDS, iels la perdent.
Bibliographie
Klou (2022) Bagarre érotique: récits d’une travailleuse du sexe – https://anne-carriere.fr/livre/bagarre-erotique
Tan (2022) – TDS – https://audiable.com/boutique/cat_document/tds
Ana Daniela Dresler (2021) – Incivilités et violences à l’égard des travailleur·ses du sexe/prostitué·es trans* dans le quartier Yser – édition Alias ASBL https://www.alias.brussels/images/2109_Rapport_Yser_FR_compressed.pdf
Quentin Moll-Van Roye (Septembre 2021) Yser – Documentaire – https://www.vanroye-malicefilms.com/yser
L’affranchie podcast (avril 2022) Bagarre érotique // Rencontre avec Klou
Page web décriminilisation d’UTSOPI – https://www.utsopi.be/fr/notre-travail/d%C3%A9criminalisation
IEB (mai 2018) Voir la prostitution – Bruxelles en mouvement n°294 https://www.ieb.be/IMG/pdf/bem254_02-2012.pdf
Colette Parent, Chris Bruckert (2010) Les travailleuses du sexe et la vie économique : marginalisation et résistance – Criminologie Volume 43, numéro 2, automne 2010, p. 199–217 https://www.erudit.org/fr/revues/crimino/2010-v43-n2-crimino1512856/1001775ar
European Sex Workers’ Rights Alliance (ICRSE) Sex work legal frameworks https://www.aidsactioneurope.org/sites/default/files/sex%20work%20legal%20frameworks%20final.pdf
- étrange ou différente ↩︎
- travailleur.ses du sexe ↩︎
- prestation de travail du sexe ↩︎
- https://audiable.com/boutique/cat_document/tds/ ↩︎
- https://www.alias.brussels/images/2109_Rapport_Yser_FR_compressed.pdf ↩︎
- https://www.vanroye-malicefilms.com/yser ↩︎
- rencontre en mixité choisie TDS chez UTSOPI ↩︎
- https://solidarites.gouv.fr/parcours-de-sortie-de-la-prostitution-et-aide-linsertion-sociale-et-professionnelle-afis ↩︎
- Le revenu de solidarité active (RSA) assure aux personnes sans ressources un niveau minimum de revenu qui varie selon la composition du foyer en France. https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/N19775 ↩︎
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