Le regard bourgeois au cinéma est un outil pédagogique créé par le Poisson sans bicyclette, en 2024
Table des matières
Contexte : pourquoi ce sujet ?
Présentation de l’outil (objectif, naissance, contenu)
Eléments théoriques
Le capitalisme
Les classes sociales
Le mépris de classe
Le bourgeois gaze
Qu’est ce que le bourgeois gaze ?
Comment le bourgeois gaze se manifeste-t-il dans les films ?
Pourquoi existe-t-il un bourgeois gaze ?
Fiches d’animations
Atelier 1: Les classes sociales
Animation 2: Le bourgeois gaze
Animation 3: Analyse de film
Annexes : cadre de bienveillance Bibliographie et ressources Note et version PDF
Contexte : pourquoi ce sujet ?
Les biais liés à la classe sociale dans les secteurs artistiques, et notamment au cinéma, sont généralement peu identifiés. Le regard du réalisateur ou de la réalisatrice sur le plan des préjugés classistes et du mépris de classe qui peuvent émerger de ses films est rarement questionné. Les films de fiction, au même titre que d’autres productions médiatiques, méritent d’être regardés et analysés sous l’angle du point de vue qui est adopté. Car celui-ci n’est jamais neutre : l’histoire, la construction des personnages, la forme et l’esthétique du film sont intrinsèquement liés à un point de vue situé, notamment sur le plan de la classe.
De façon générale dans les secteurs artistiques, on observe souvent une forme de déni de la position sociale privilégiée de la majorité des artistes. L’étendue du réseau social et des ressources est pourtant largement corrélée avec la possibilité de vivre de son art et d’être reconnu·e. Le phénomène des « nepo babies » parmi les artistes, et surtout les acteur·ices, a été récemment affiché dans les médias (Aissaoui, 2023).
Les nombreux·ses « fils de-filles de » pointé·es du doigt se sont indigné·es de voir leurs privilèges ainsi mis en lumière.
Ce phénomène est en fait répandu à tous les niveaux de la création et de la production artistique. En effet, les « fils de- filles de » sont surreprésenté·es alors que les outsiders, c’est-à-dire celleux qui ne proviennent pas d’un milieu bourgeois avec un bon réseau, sont extrêmement minoritaires, d’autant plus si celleux-ci n’adoptent pas l’esthétique et la rhétorique des classes dominantes.
Par ailleurs, les jurys, curateurs, distributeurs et autres acteur·ices qui permettent à des œuvres d’être visibles d’un large public sont composés d’un entre-soi bourgeois partageant les mêmes codes et épousant généralement le même point de vue. Un point de vue qui n’est jamais nommé, qui n’est probablement même pas conscientisé, mais qui a pour effet de plébisciter des réalisations qui imposent souvent le regard de la classe dominante.
Présentation de l’outil (objectif, naissance, contenu)
Depuis 2022, Le Poisson sans bicyclette fait vivre le projet Indociles — Histoires de corps et de classes. Nous y réalisons différentes activités pour aborder le mépris de classe et la domination bourgeoise, les résistances anticapitalistes des classes populaires, les liens entre capitalisme et féminisme, entre autres.
Parmi les activités du projet Indociles, il y a eu un ciné-club ciné-classes. Une fois par mois, nous nous sommes retrouvé·es pour décortiquer ensemble les représentations des classes sociales dans des films de fiction plus ou moins populaires (au sens largement distribués). Pour nous aider, nous avons développé des animations qui permettent d’identifier le bourgeois gaze dans les films et de creuser sa portée politique. Cet outil pédagogique a été formalisé après plus d’une année d’expérimentation et d’ajustement des différentes activités proposées.
Il est important de noter que le bourgeois gaze est souvent lié à d’autres regards dominants comme le male gaze, le white gaze (ou regard colonial), le cis-hétéro gaze, et D’autre part, un film peut échapper au regard bourgeois mais par ailleurs comporté des ressorts sexistes, des clichés racistes, des propos validistes.. Ici, nous présentons un outil qui permet d’ouvrir la réflexion sur le regard dominant du point de vue de la classe, mais il est nécessaire d’avoir en tête les autres biais lorsque nous regardons et discutons du film.
Les objectifs de cet outil sont les suivants :
- Comprendre la structuration de la société en classes sociales et leur hiérarchisation
- Apprendre à regarder les films de fiction avec une perspective critique
- Reconnaître le bourgeois gaze dans les films, notamment via les stéréotypes et clichés qui sont véhiculé
- Se questionner sur la portée politique du film
Cet outil contient :
- Une partie théorique qui permet d’appréhender les concepts qui vont être mobilisés
- Trois fiches d’animation pédagogique qui peuvent s’utiliser dans des ordres différents
- Une annexe qui comprend un cadre de bienveillance pour les ateliers
Eléments théoriques
Le capitalisme
Il n’existe pas une définition universelle, neutre, du capitalisme. Chaque définition sous-tend une posture politique. Nous assumons ici une perspective critique qui voit le système capitaliste comme un système de domination, au profit d’une minorité.
Pour le définir, nous nous basons sur une analyse réalisée par Marian de Foy dans une publication du SAW-B (De Foy, 2023).
Le capitalisme est un modèle économique qui émerge en Europe avec le développement du capital marchand à la fin du Moyen-Âge. Il se constitue en système économique et politique dominant au cours des XVIIè-XIXè siècles, suite aux révolutions bourgeoises et industrielles et s’étend à travers le monde via le commerce, la colonisation et d’autres formes d’impérialisme. Il a trois caractéristiques principales :
- L’accumulation. Il s’agit de faire fructifier le capital (l’investir pour qu’il rapporte). Un·e capitaliste peut posséder une entreprise ou un bien immobilier qui va rapporter de l’argent par exemple. Investir de l’argent et spéculer est une autre manière d’augmenter son capital. Cette logique est généralisée dans le système capitaliste et structure les rapports de production.
- L’exploitation. Pour augmenter leurs richesses, les capitalistes exploitent des travailleur·euses en prélevant une partie de la valeur produite par le travail. Les propriétaires d’une entreprise donnent aux travailleur·euses une rétribution, souvent minime, et gardent tout le reste de la richesse produite. Le système capitaliste est un système d’exploitation du vivant en général, il exploite la terre et les l’ensemble des êtres vivants engendrant des catastrophes naturelles, le dérèglement climatique, l’épuisement des ressources et l’extinction de nombreuses espèces ces dernières années.
- La concurrence. La recherche permanente de l’accumulation met les acteurs en concurrence pour de nouveaux marchés et de nouveaux profits. Les pillages, les colonies ou les investissements à l’étranger sont autant de moyens pour s’enrichir ; le capitalisme ne s’encombre pas de l’éthique. Les innovations permettent également d’augmenter la production et d’en réduire le coût, amenant certains capitalistes à supplanter les autres. La compétition est intense dans le capitalisme et les crises récurrentes et inévitables du système mènent à une augmentation du chômage et des inégalités. Mais à qui profite ces crises ? Absurdement, aux capitalistes. L’augmentation du chômage amène à une pression vers le bas sur les salaires et à une dégradation des conditions de travail, au profit d’un petit nombre d’acteur·icess qui concentrent de plus en plus de capital.
On peut se demander : comment un système fondé sur des logiques destructives et qui profite à un si petit nombre de personnes peut se maintenir ? Grâce à des instruments puissants qui lui permettent d’asseoir sa domination. Il s’agit de la propriété privée, de l’état, de la justice, des forces de l’ordre (police, justice, armée), ainsi que des médias.
Nous n’allons pas nous étendre sur la compréhension en profondeur de ce système mais il existe plusieurs outils accessibles gratuitement sur ce sujet :
- Capitalisme, le jeu pour décrypter le capitalisme. Créé par la SAW-B en 2023 (https://saw-b.be/outil_pedagogique/jeu-capitalisme/)
- Eurékapitalisme. Une mallette pédagogique créé par l’asbl du Musée du capitalisme en 2023(https://museecapitalisme.tacticasbl.be/?portfolio=mallette)
- La mallette pédagogique (In)égalités mondiales édité par le CNCD en 2020 (https://www.cncd.be/mallette-pedagogique-inegalites-mondiales)
Les classes sociales
Dans le système capitaliste, il existe des groupes qu’on appelle des classes sociales. Ces groupes sont composés d’un ensemble d’individus qui partagent une condition économique et sociale et des intérêts communs. Si leurs contours sont parfois flous, il existe néanmoins une hiérarchie entre ces classes, les classes moyennes et supérieures dominant de multiples façons les classes subalternes.
Pour comprendre les rapports de domination classistes, on peut s’intéresser au groupe dominant, à savoir : les riches.
Dans leurs travaux, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont analysé la frange des ultra-riches en se basant notamment sur le concept des capitaux de Pierre Bourdieu.
L’idée principale est que la domination bourgeoise n’est pas qu’une domination économique. Celle-ci est nécessaire mais pas suffisante au maintien des classes dominantes en haut de l’échelle sociale.
La classe bourgeoise est composée de personnes qui possèdent plusieurs sortes de richesses, que Bourdieu appelle des capitaux (Bourdieu, 2016). Ces capitaux peuvent s’accumuler et se transmettre de génération en génération. Ils peuvent aussi être investis dans le but de les faire fructifier.
Il y a d’abord le capital économique. Il s’agit des ressources mobilières et immobilières : argent, patrimoine, actions en bourses, etc. Les inégalités économiques ne peuvent se perpétuer que si elles sont légitimées par d’autres formes de capitaux.
Les autres capitaux sont le capital culturel et le capital social. Le capital social est l’ensemble des relations, le cercle social, qu’une personne peut mobiliser. Au plus son réseau est étendu et composé de personnes de pouvoir, au plus cette forme de richesse qu’est le capital social sera élevée. Ce réseau durable de relations est cultivé par un travail de sociabilité intense qui passe notamment par le fait d’être membre de cercles, de clubs par la participation à des rallyes ou à des dîners mondains.
Le capital culturel est lié à la maîtrise de la culture dominante. C’est l’ensemble des biens et savoirs culturels accumulés au fil du temps. Il peut être incarné dans le fait de posséder des objets qui représentent la culture bourgeoise (tableau, livres..) mais aussi des diplômes et des titres. Il se matérialise également dans le fait de fréquenter des lieux de transmission de cette culture (opéras, musées, théâtre). Le capital culturel est aussi incorporé dans les codes sociaux, les attitudes, les façons de faire. Le capital social et le capital culturel se construisent sur un temps long et se transmettent de génération en génération.Un·e riche est donc une personne qui possède plusieurs formes de richesse : la richesse économique évidemment (condition nécessaire mais pas suffisante), mais aussi les richesses sociales et culturelles.
Il n’y a pas une échelle claire avec un seuil au-delà duquel on devient bourgeois·e ou riche. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot énumèrent différents critères qui permettent de distinguer la frange des ultra-riches (Montaigne & Pinçon-Charlot, Pinçon, 2013): celleux qui ont du personnel de maison à temps plein, plusieurs résidences secondaires, des œuvres d’art, etc. Celleux-là sont facilement reconnaissables. Mais les bourgeois·es, qui ne sont pas ultra-riches, sont néanmoins suffisamment riches pour exercer une domination sur les classes subalternes. En gros, au plus on possède de capitaux, au plus on grimpe dans la hiérarchie sociale et au plus on appartient à un groupe organisé pour défendre ses intérêts au détriment des autres. Cette hiérarchie se maintient en grande partie grâce au capital symbolique. Celui-ci confère à la classe dominante un prestige et une reconnaissance sociale qui peut se matérialiser dans des titres honorifiques, des prix ou des distinctions.
Pour que les inégalités et la hiérarchie sociale perdurent, il faut que les dominé·es acceptent d’être dominé·es et participent de multiples façons à l’enrichissement des classes supérieures. Une violence symbolique s’exerce alors sur les classes populaires lorsque celles-ci intériorisent la place occupée dans l’espace social. Elle s’illustre par le fait de se sentir intimidé, gêné, mal à l’aise ou vulnérable dans les espaces destinés aux bourgeois·es. C’est la sensation de ne pas être à sa place. Cette violence qui n’a pas l’air grave est pourtant une des violences les plus douloureuses qui soit. C’est une violence qui fait qu’on reste à sa place (Soif de Sens, 2022)
Le mépris de classe
La classe sociale dans laquelle on naît façonne nos goûts, nos manières de penser, nos désirs, notre rapport au travail, nos aspirations mais aussi nos comportements et nos attitudes (nos manières de manger, de parler ou de s’habiller par exemple) (Rivière, 2023). Le passage d’une classe à une autre est très difficile du fait de ces conditionnements profonds et des privilèges des classes dominantes qui sont perçus comme légitimes, du fait du capital symbolique qui découle de tous les autres.
Le mépris de classe est une forme de violence symbolique exercée par les classes supérieures pour asseoir leur domination et se différencier des autres. Il est lié au capital culturel et aux normes bourgeoises qui se distinguent notamment par un rejet, un mépris de la façon de faire des personnes issues de milieux populaires. Leurs manières de parler, d’écrire, de s’habiller, leurs goûts et leurs hobbys vont fonctionner comme un modèle repoussoir pour les classes supérieures.
Dans une vidéo au cours de laquelle il analyse le mépris de classe subi par le rappeur JUL, Grégoire Simpson met en évidence les normes bourgeoises dans la culture, qui s’opposent aux normes et usages des classes populaires (Gregoire Simpson, 2024). Il s’appuie sur les déterminants sociaux développés par Bourdieu, notamment dans son ouvrage :La Distinction.
Il explique notamment que la norme bourgeoise va s’attacher à la forme plutôt qu’au contenu. Les artistes issu·es de la classe bourgeoise vont souvent nous faire presque oublier qu’iels font partie du monde qu’iels décrivent. La tendance à l’abstraction des classes supérieures va s’opposer à un rapport aux choses plus pratique qui se retrouve davantage dans les classes populaires. Cette opposition est structurante dans le sens où elle est hiérarchisée et elle se vérifie dans de nombreux domaines. Dans le secteur de l’emploi par exemple, le bas de la hiérarchie est généralement composé de personnes avec pas ou peu de diplômes qui ont surtout un savoir pratique, et le haut de la hiérarchie est composé de personnes qui ont des compétences abstraites. Ces dernières vont être considérées comme supérieures et dominer les autres car elles maîtrisent le discours et les concepts plus abstraits d’organisation du travail, alors même qu’elles n’ont la plupart du temps aucun savoir pratique.
Le goût pour l’abstraction est donc un marqueur de classe bourgeois. Le goût pour le pratique, le fonctionnel, est un marqueur de classe populaire dans lequel la fonction prime sur la forme. Cette opposition structurante s’observe dans la musique, les films, la gastronomie et plein d’autres domaines. Le goût bourgeois est fondé sur le rejet de tout ce qui est trop concret, trop plaisant, trop moral ou trop utilitaire, car perçu comme grossier, voire vulgaire. Sera considéré « de mauvais goût » ce qui est trop premier degré ou qui remplit une fonction uniquement de plaisir. Ce qui est valorisé chez les bourgeois·es, c’est la forme, ainsi qu’un rapport distant aux choses, presque contemplatif. Dans tous les domaines artistiques (musique, cinéma, mode, littérature,..) la norme bourgeoise est caractérisée par le raffinement, l’abstraction et la mise à distance, détachée des besoins concrets et de l’utilité des choses. Les bourgeois·es vont donc avoir tendance à préférer les films contemplatifs, lents et compliqués alors que dans les classes populaires, on apprécie le fait de s’identifier aux personnages, d’être pris·es dans une action ou impliqué·es affectivement.
Ce goût est aussi lié aux conditions de vie. Il est plus facile de se concentrer et d’apprécier une œuvre compliquée dans un intérieur calme et sans impératifs à gérer. Les classes populaires ont un rapport plus utilitaire à la culture qui sert à se détendre, se faire plaisir, s’évader d’une vie souvent fatigante et remplie d’impératifs. C’est donc dans ces conditions de vie différentes, entre d’un côté celleux qui ont une vie faite de nécessités, et de l’autre, celleux qui peuvent avoir le luxe de s’en détacher, que se créent les différences de goûts entre les gens.
Le bourgeois gaze
Qu’est ce que le bourgeois gaze ?
Le bourgeois gaze repose sur la logique du male gaze qui a été proposé en 1975 par la critique de cinéma Laura Mulvey. Ce concept désigne le fait que la culture visuelle dominante imposerait au public d’adopter la perspective d’un homme hétérosexuel. Ce regard masculin hétérosexuel se matérialise dans la forme (façon de filmer, plans et séquences) et aussi dans le contenu (scénarios, dialogues, choix de personnages,..).
Une caractéristique commune à tous les systèmes de domination est qu’ils produisent un regard dominant, qui est considéré comme neutre, qui n’a pas besoin d’être situé. À travers les films, la littérature mais aussi dans la publicité par exemple, c’est généralement le regard dominant qui s’exerce. La force des systèmes de domination est de nous faire croire que la position située d’un homme blanc, bourgeois, hétérosexuel, valide, mince (liste non exhaustive) est le regard par défaut dans lequel tout le monde devrait se reconnaître.
On s’intéresse ici au regard bourgeois, mais la logique de regard dominant peut être décortiquée pour toutes les autres dominations.
Le bourgeois gaze, c’est donc le fait que le cinéma impose au public une perspective de bourgeois·e. Ce concept a été développé par Rob Gram dans un article de Frustration magazine (Grams, 2022).
Dans cet article, il explique que le bourgeois gaze se matérialise notamment par le mépris de classe, le misérabilisme, “l’apolitisme” de droite et la mise en équivalence des parties prenantes aux conflits sociaux. Il engendre donc la dissimulation des luttes de classes sous couvert de “complexité du réel” et de “refus du manichéisme”, la supériorité psychologique, morale, politique et physique de la bourgeoisie. Voilà ce qui pourrait résumer brièvement la vision du monde promue par le bourgeois gaze.
Le regard bourgeois se voit par exemple dans la façon dont sont représentées (ou non) les différentes classes sociales et leurs relations entre elles ou encore par la façon dont on incite les spectateur·ices à éprouver de l’empathie pour certains personnages.
Comment le bourgeois gaze se manifeste-t-il dans les films ?
Le bourgeois gaze impose donc une vision du monde qui est perçue à travers les lunettes déformantes de la bourgeoisie. Il peut se manifester de diverses façons dont voici quelques exemples :
Le cinéma « social » (qui a pour public cible les bourgeois·es) empreint de misérabilisme et de fatalité, dans lequel les institutions comme la police ne sont pas présentées comme structurellement violentes et oppressives. La violence des dominant·es et des dominé·es est souvent mise sur le même pied d’égalité.
La centralité des quartiers chics des métropoles. L’intrigue se passe souvent dans les quartiers chics des métropoles sans que cela ne soit un sujet. Cette centralité est considérée comme neutre, alors que si l’histoire se passe dans un quartier populaire ou rural, il s’agit souvent d’un sujet du film.
Les clichés et stéréotypes (genrés) des personnes issues de milieux populaires (les hommes sexistes, agressifs, homophobes, alcooliques / les femmes vulgaires, agressives ou soumises aux hommes).
Les intrigues présentées comme universelles mais qui ne concernent que les bourgeois·es.
Une esthétique de film qui donne autant d’importance à la forme qu’au fond (voire plus). Les films raffinés, complexes dans leur forme et donc peu accessibles car appréciables par celleux qui sont conditionné·es à performer dans l’abstraction (les classes moyennes et supérieures) et qui ont l’occasion de visionner les films dans des conditions optimales (en étant alertes et concentrés, dans un intérieur calme ou une salle de cinéma).
Pourquoi existe-t-il un bourgeois gaze ?
On observe un regard bourgeois dans la majorité des films produits et diffusés et dans la quasi-totalité des films primés.
De la même façon que le male gaze s’explique par une extrême prédominance des hommes dans les métiers du cinéma au sein d’une société patriarcale, le “bourgeois gaze” s’explique par une extrême prédominance des bourgeois·es dans ces derniers au sein d’une société de classes. Notre cinéma est en effet dominé par les “fils et filles de”, originaires de milieux extrêmement privilégiés, dans lequel il n’est possible de percer qu’avec des moyens financiers et sociaux très importants acquis dès la naissance. Lorsqu’une personne qui n’est pas issue de ces milieux arrive à se hisser suffisamment “haut” pour pouvoir faire un film qui va être largement distribué, elle subira une forte pression pour se conforter à l’esthétique dominante et adopter, elle aussi, un point de vue bourgeois (Grams, 2022)
Fiches d’animations
Les activités qui suivent peuvent être perturbantes ou dérangeantes pour les participant·es. L’animateur·ice sera attentif·ve à l’état émotionnel des personnes. Il peut être nécessaire de faire des pauses, des moments de silence ou de réflexion individuelle. Nous suggérons également de proposer un tour de cercle à la fin de chaque atelier pour permettre aux participant·es de déposer leurs ressentis.
Atelier 1 : Les classes sociales
Objectif : Comprendre la structuration de la société en classes sociales et leur hiérarchisation
Durée : 30 min à 1h
Composition du groupe : Maximum 15 participant·es pour permettre à toustes de s’exprimer. Il est possible d’adapter cette animation à un public plus large en proposant une participation spontanée, sans tour de cercle.
Vigilance : L’animateur·ice sera attentif·ve à la répartition de la parole dans le groupe. Iel pourra s’aider d’un cadre de bienveillance (voir annexe) présenté et ajusté avec le groupe en début d’atelier.
Matériel : Un paper board
Déroulement : Installer les participant·es en cercle et proposer à chacun·e de donner un élément de réponse à la question suivante :
C’est quoi une classe sociale ? Est-ce que vous avez une idée de ce qui permet d’identifier la classe sociale de quelqu’un·e?
L’animateur·ice divise le paper board en quatre parties (iel dessine une grande croix) et note les différents éléments donnés par le groupe en les classant en fonction des catégories suivantes qui correspondent aux capitaux de Bourdieu (sans donner les titres ou expliquer le classement à ce stade) :
- Le capital économique: Argent et patrimoine
- Le capital social: Réseau social
- Le capital culturel qui se divise en trois états:
- Le capital culturel incorporé (Codes sociaux, attitudes, façons d’être)
- Le capital culturel objectivé (les biens culturels possédés comme des livres et des tableaux)
- Le capital culturel institutionnalisé (diplômes et titres scolaires)
- Le capital symbolique (Prix, postes de prestige, rue à son nom…)
Après le tour de cercle, les participant·es sont invité·es à compléter le tableau en participant librement. L’animateur·ice note les différentes idées.
A la fin, l’animateur·ice nomme les différentes catégories. Si une catégorie est vide ou contient peu d’éléments, iel relance les participant·es pour la compléter et ajoute éventuellement des éléments qui n’auraient pas été mentionnés.
L’animateur·ice explique ensuite qu’il est possible de distinguer des groupes en fonction de ces critères qu’on appelle des classes sociales. Même si leurs contours sont parfois flous, il existe néanmoins des groupes de personnes qui appartiennent à des classes. Et ces classes sont hiérarchisées. Au sein de la classe dominante par exemple, les gens ont non seulement beaucoup d’argent, mais possèdent un réseau social de personnes avec du pouvoir, ont accès à des lieux symboliques de prestige, vont recevoir des prix, être nommé·es président·e de tel ou tel groupe, etc. C’est donc une classe qui est organisée, et qui exerce une domination sur les autres, notamment dans le champ culturel.
Il est possible d’aller plus ou moins loin dans la théorie en fonction du groupe.
Animation 2 : Le bourgeois gaze
Objectif : Comprendre ce qu’est le bourgeois gaze
Durée : 45 min à 1h
Composition du groupe : Maximum 15 participant·es pour permettre à toustes de s’exprimer. Il est possible d’adapter cette animation à un public plus large en proposant une participation spontanée, sans tour de cercle.
Vigilance : L’animateur·ice sera attentif·ve à la répartition de la parole dans le groupe. Iel pourra s’aider d’un cadre de bienveillance (voir annexe) présenté et ajusté en début d’atelier.
Déroulement : L’animateur·ice ouvre une discussion sur le bourgeois gaze en posant les questions suivantes, et en complétant éventuellement. Ces questions peuvent être discutées en sous-groupes et mises en commun par la suite, ou abordées directement collectivement.
Connaissez-vous le concept de bourgeois gaze ou regard bourgeois ? Qu’est-ce que c’est ?
Avez-vous des exemples de bourgeois gaze dans des films ?
Pourquoi existe-t-il un bourgeois gaze dans la majorité des films produits et diffusés? Et dans la quasi totalité des films primés ?
Animation 3 : Analyse de film
Objectif : Détecter le bourgeois gaze dans un film, apprendre à le reconnaître et à comprendre sa portée politique
Durée : 45 minute à 1h (après le visionnage d’un film)
Composition du groupe : Maximum 15 participant·es pour permettre à toustes de s’exprimer. Il est possible d’adapter cette animation à un public plus large en proposant une participation spontanée, sans tour de cercle.
Vigilance : L’animateur·ice sera attentif·ve à la répartition de la parole dans le groupe. Iel pourra s’aider d’un cadre de bienveillance (voir annexe) présenté et ajusté en début d’atelier.
Déroulement : Cette animation prend la forme d’une discussion après le visionnage d’un film de fiction. Au préalable, l’animateur·ice aura fait quelques recherches sur le film projeté afin de pouvoir alimenter la discussion : Qui est lae réalisateur·ice ? D’où parle-t-iel ? (Quelle est sa position située, sa trajectoire ?) Quel a été l’impact du film ? (A-t-il gagné des prix ? A-t-il été critiqué et par qui ?) Y a-t-il des anecdotes autour du film intéressantes à partager dans le cadre de cette discussion ?
Les participant·es sont invité·es à s’installer en cercle et à s’exprimer à tour de rôle. Avant d’orienter la discussion vers les trois questions ci-dessous, l’animateur·ice peut proposer un tour de cercle pour déposer les émotions « à chaud » (j’ai aimé ou non / comment je me sens).
Ci-dessous, trois grandes questions et des sous-questions qui peuvent être posées pour faire émerger un regard bourgeois dans le film, ou au contraire mettre en évidence une perspective qui sort de la norme. Ces questions sont focalisées sur un biais, qui est celui du mépris de classe et de la domination bourgeoise, mais il faut évidemment garder en tête que d’autres biais existent probablement dans le film. Il est important de ne pas classer « hors sujet » les réflexions et discussions qui abordent des clichés et préjugés sexistes, racistes, grossophobes, queerphobes (liste non exhaustive), mais plutôt réfléchir à leur articulation éventuelle avec le classisme et le mépris de classe.
Comment les classes sont-elles représentées ?
Dans ce film, quelles sont les classes sociales représentées ? Quels personnages les représentent et comment on “voit” leur classe ? Si on parle des classes populaires : est-ce que les personnages sont stéréotypés ? Si on parle des classes bourgeoises : est-ce que c’est explicite ou bien est-ce que ce n’est pas le sujet, c’est considéré comme neutre ? Y a-t-il une diversité de personnages représentés (âges, genres, origines, situations sociales…) ?
Comment la relation entre les classes sociales est-elle représentée ?
La question de l’exploitation est-elle abordée ? Si oui de quelle façon et qu’est-ce qui est dénoncé ?
Est-ce que le film montre la relation entre les classes sociales ? Est-ce que les personnages issus des classes populaires parlent entre elleux de leurs conditions et est-ce qu’iels s’organisent pour se défendre collectivement ?
Quel effet le film cherche-t-il à produire sur les spectateur·ices ?
Quelles sont les émotions qui nous traversent pendant le film et quel est le sentiment qui domine à la fin du film (impuissance voire pitié pour les personnages de classes populaires, ou au contraire de force et de puissance) ? A quoi cela est-il lié et qu’est-ce que ça dit de la portée politique du film ?
Est-ce que vous avez eu de l’empathie envers les dominant·es ? Cette empathie est-elle liée à des partis pris scénaristiques (récit, point de vue adopté…) ? A qui ce film s’adresse-t-il selon vous ?
Annexe : cadre de bienveillance
Cadre de bienveillance
Introduire et présenter le cadre.
Nous vous proposons un cadre avec quelques règles pour que la discussion se passe le mieux possible. Après la lecture des quelques points ci-dessous, l’animateur·ice peut faire un tour de cercle pour vérifier que tout est compris et clair et pour éventuellement modifier ou ajouter un ou plusieurs points.
Le cadre
Attention à la place que nous prenons dans le groupe. Certaines personnes ont tendance à parler facilement et d’autres moins. L’idée est que la parole circule et ne soit pas monopolisée. Il y a une personne qui facilite la discussion, ça veut dire qu’elle aura une vigilance à ça, mais c’est important d’essayer d’y faire attention chacun·e.
Gardons en tête qu’on ne vit pas toustes les mêmes oppressions. Les premier·ères concerné·es sont toujours les mieux placé·es pour en parler.
Soyons attentifs·ves à respecter le genre des personnes.
Attention à respecter les limites émotionnelles des autres. Si on voit qu’un sujet est sensible pour une personne, on demande si c’est ok de continuer à en parler.
Ne pas hésiter à dire si on trouve que les propos d’une personne sont blessants ou offensants.
Essayons de ne pas nous laisser envahir par notre égo. Si on nous fait une remarque ou si on est en désaccord, il ne faut pas le prendre comme une attaque personnelle. On est ici dans un espace d’apprentissage, l’objectif est d’échanger et de construire des réflexions et des idées.
Bibliographie et ressources
Aissaoui, Sophian (2023, 10 février). Harry Styles mérite-t-il vraiment les critiques reçues depuis sa victoire aux Grammy ? Slate.fr. https://www.slate.fr/story/241048/harry-styles-victoire-grammy-awards-bashing-polemique-beyonce-classes-sociales-nepo-babies-industrie-musique?amp
Bourdieu, Pierre (2016). La distinction : Critique sociale du jugement. Minuit.
De Foy, Marian (2023). Capitalisme, la quadrature du cercle. : Autopsie d’un système à bout de souffle. SAW-B, https://saw-b.be/publication/capitalisme-la-quadrature-du-cercle/.
Grams, Rob (2022, 1 octobre). Le “bourgeois gaze” : au cinéma, le monde est perçu à travers les lunettes déformantes de la bourgeoisie. Frustration Magazine. https://www.frustrationmagazine.fr/cinema-bourgeois/
Grams, Rob (2024, 12 janvier). 2023 : Bourgeois gaze, encore et toujours. Frustration Magazine. https://www.frustrationmagazine.fr/2023-bourgeois-gaze-encore-et-toujours/
Gregoire Simpson. (2024, 28 juillet). Pourquoi Jul a été autant détesté ? (analyse sociologique) [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=oPhIwyKwA2s
Montaigne, Marion & Pinçon-Charlot Monique, Pinçon Michel (2013). Riche, pourquoi pas toi ? Dargaud.
Rivière, Tiphaine. (2023). La Distinction – Librement inspiré du livre de Pierre Bourdieu. Delcourt.
Soif de Sens. (2022, 20 mars). LES ULTRA-RICHES : luxe, mépris et guerre des classes (Monique Pinçon-Charlot) [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=2v0vXN3pAkM
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